Il n’y a pas de sevrages heureux…
Pierre Titeux d’Inter-Environnement Wallonie
16 septembre 2010
Le contenu de cette chronique me vaudra à n’en pas douter quelques épithètes peu amènes de lecteurs convaincus de trouver là confirmation de leurs soupçons de communisme aggravé. Qu’importe. Je ne peux ni ne veux m’empêcher d’exprimer mon ras-le-bol des chantres de la “mutation désirable”, du “changement heureux et consenti” et de la “démarche citoyenne responsable et joyeuse” que la récente inauguration de l’expo “SOS Planète” a de nouveaux mis à l’honneur. Les interprètes diffèrent [1] mais la chanson reste la même : après des couplets énonçant les désordres du monde et l’impérieuse nécessité d’agir sans délai ni faiblesse pour éviter le pire, le refrain proclame que rien ne pourra se faire sans adhésion collective, qu’il faut convaincre des changements indispensables mais en aucun cas les imposer, que chacun(e) est prêt(e) à remettre ses habitudes en cause et qu’il suffit, pour déclencher le passage à l’acte, d’expliquer qu’il n’est pas douloureux mais conduit au contraire l’éco-consommateur à un mieux-être matériel et à une forme de plénitude morale. C’est beau comme un évangile et con comme la méthode Coué. C’est aussi et surtout du politiquement correct dangereusement mièvre et stérile.
Stérile, car cette scie lénifiante annihile tout sentiment de gravité et d’urgence. Lorsqu’une situation est réellement préoccupante, on prend sans délai les mesures jugées nécessaires pour y faire face, qu’elles plaisent ou non. Ban Ki-moon, Secrétaire général des Nations-Unies, comparait dans un discours la lutte contre les changements climatiques à une situation de guerre. Eh bien, en situation de guerre, on réquisitionne, on commande, on impose, sans états d’âme. A l’opposé de ce volontarisme solennel, les circonvolutions autour des enjeux climatiques et environnementaux en discréditent de facto l’importance.
Mièvre, car cette stratégie du changement comportemental repose sur le présupposé anthropo-chrétien selon lequel l’Homme est naturellement bon, guidé par le seul souci du bien de l’espèce et apte à toujours opérer des choix éclairés. Or, la réalité apparaît bien moins idyllique. D’une part, l’homo érectus est généralement plus préoccupé par l’état de son nombril que par le sort de ses congénères. D’autre part, nous sommes tous – à des degrés divers – drogués à la (sur)consommation, gavés de biens et accros à cette came. Changer nos comportements, c’est nous sevrer et pareille opération ne se fait jamais sans difficulté ni douleur. Peut-être, sans doute, nous sentirons-nous mieux et serons-nous plus heureux une fois (re)devenus clean mais il est utopique de croire que nous puissions en être conscients – et a fortiori que nous y aspirions – dans notre état de dépendance.
Même si c’est sans doute moins facile à vendre, il faut avoir le courage de la vérité et oser dire que non, les changements nécessaires pour affronter la crise environnementale ne seront ni doux, ni joyeux. Au contraire, ils s’avèreront dans un premier temps pénibles et douloureux. L’apprentissage de la sobriété engendrera en effet de la frustration tandis que les bienfaits et plaisirs induits par nos nouveaux comportements n’apparaîtront que plus tard. Prétendre le contraire, c’est nier l’évidence et narguer le bon sens. A moins bien sûr que l’on ne considère que l’évolution pourra n’être que cosmétique, qu’il s’agit moins d’une remise en cause globale de nos rapports à l’environnement et à l’économie qu’une simple adaptation à une nouvelle donne. Autrement dit, on ne changerait pas le menu, juste le cuistot et les fournisseurs.
Dans ce cas de figure, il importe alors que le discours soit clair et entérine de facto le statut de privilégiées dont bénéficient les sociétés occidentales, la volonté de préserver ce statut et, in fine, la perpétuation assumée d’une humanité partagée entre des vies en 1ère, 2ème et 3ème classes, entre ceux qui meurent de leurs excès et ceux qui crèvent de leurs manques. Je m’appuie pour ma part sur l’hypothèse qu’il s’agit bel et bien de faire en sorte que nous, habitués de la 1ère, garantissions notre avenir dans une classe intermédiaire appelée à s’ouvrir au plus grand nombre. Et espérer vendre ce “déclassement” comme désirable relève à mes yeux du fantasme. On trouve certes ici et là des francs-tireurs ayant adhéré à ce modèle par conviction mais il s’agit de démarches marginales sans commune mesure avec le mouvement de fond porté par la raison que la situation exige et auquel les apôtres du changement joyeux aspirent.
Pour agir vite et efficacement, on ne peut rien attendre de la volonté d’un peuple sous l’emprise des démons qu’il est censé combattre. Il importe donc que les pouvoirs publics définissent un programme de sevrage et veillent étroitement à son respect. Et qu’on ne m’oppose surtout pas l’argument de l’indispensable consensus social et politique : s’il fallait l’adhésion citoyenne à une mesure impopulaire pour qu’elle soit légitime, les impôts n’existeraient pas !
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[1] Même Paul Ariès, prophète de la décroissance, reprend ce hit à son compte. Au terme d’une conférence au cours de laquelle il brosse un tableau quasi apocalyptique de l’état de la planète, il exprime en effet sa conviction que le salut passera impérativement par l’initiative citoyenne. Le gouffre entre le constat dressé et les solutions proposées est d’un tel gigantisme qu’il incite plus à la résignation qu’au combat. On a en effet l’impression d’être face à une forêt en feu que l’on demande d’éteindre avec des dés à coudre…